David Courpasson
Si nous sommes des citoyens cohérents, nous devrons aller au-delà de cette émotion collective quotidienne et vérifier qu’après la crise les soignants seront enfin entendus par les gouvernants.
Tribune. Bien sûr, il y a lieu de se réjouir de l’enthousiasme ému des foules urbaines applaudissant chaque soir les soignants, pour être passé «en première ligne» et œuvrer chaque minute pour le sauvetage des malades. Les soldats du front n’ont pas toujours été l’objet de l’admiration populaire, et toute reconnaissance sincère est après tout bonne à prendre. Pourtant, cet hommage désormais rituel pourrait contribuer à dissimuler, sous les cris et les larmes sincères, la crise profonde du monde hospitalier. Pourtant, grosso modo, les soignants font en ce moment rien de moins que leur travail, et beaucoup le disent : «C’est agréable ces applaudissements, ça aide un peu, mais pour nous, le job est quasiment le même», m’avoua il y a quelques jours une aide-soignante en gériatrie.
Rendre hommage avec une telle ferveur confirme en premier lieu que chacun d’entre nous consent à ce que les soignants soient mis dans une situation de type sacrificiel. Bien sûr, certains d’entre eux vont être malades, d’autres vont mourir, mais au-delà de notre désolation, tout se passe comme si ces victimes de l’engagement au front faisaient partie d’une statistique implicite, une sorte de «dose acceptable», propre à tout combat. Du coup, les héros de nos soirées apéritif sont piégés : la revendication matérielle et financière qu’ils portent depuis des années pour sauver l’hôpital pourrait désormais apparaître presque déplacée, car en fait, ils sont les soldats du bien commun. Même pieds nus, sans masques ou boucliers, ils sont portés par les discours officiels au rang du héros, celui dont la paye véritable est l’honneur et la reconnaissance de la nation, la médaille brillant sur un corps couvert de stigmates et de cicatrices, mais pas une rallonge budgétaire. Pourtant c’est bien de cela dont il faut parler : manque de lits, manque de personnel, manque de masques, manque de tout. Manque d’argent, après des années d’hérésie budgétaire et de culture hypocrite de la valeur performance dans les enceintes mêmes de l’effort public pour les autres.
Ensuite, il faut encore et toujours noter la versatilité des solidarités dans le monde d’aujourd’hui, quitte à passer pour un rabat-joie. Depuis des années, nombre de témoignages et d’observations montrent à loisir la vulnérabilité des personnels soignants face à la colère et à l’agressivité de ceux-là même qui les acclament désormais chaque soir. On sait la peur que certains soignants ont lors des gardes de nuit, et l’on sait que certains services d’urgence sont des lieux dangereux d’abord pour celles et ceux qui y travaillent. Selon le dernier rapport de l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS) en 2017, 18 996 atteintes aux personnes et 4 555 atteintes aux biens ont été signalées. En 2018, parmi les quelque 33 400 victimes d’atteinte aux personnes recensées, 80 % font partie du personnel, majoritairement des infirmiers ou des aides-soignants. Crachats et insultes tranchent alors avec la clameur amicale du soir, et comme me le disait il y a peu un infirmier d’urgences, «tout le monde s’en fout, le discours du management est purement utilitariste, on gère des budgets, pas des malades, du coup l’idée qu’on pourrait être l’objet de traumatismes et de souffrance est juste nié».
On le suppute : l’hôpital est un espace de soins et de vulnérabilités partagées. La mainmise de la gestion, dans ce type de contexte, a conduit à un découpage taylorien des gestes et des attentions : codifier, tracer, compter, la litanie conventionnelle du gestionnaire arrache le soignant à son patient, et enferme ce dernier dans un statut de marchandise à expédier au plus vite. L’hostilité explose alors parfois, car l’omniprésence obsédante de l’efficacité obligatoire supprime du registre du soin la souffrance omniprésente, l’intimité qui calme, l’inquiétude du lendemain, la douleur physique, et l’attente angoissée de la perte des êtres chers.
Il y a du positif dans ces contradictions entre une envie de célébrer des émotions collectives et les réalités crues de l’exercice concret du travail de soignant. Peut-être aurons-nous un peu plus envie de savoir, après, ce qui se trame derrière les murs des cliniques et des hôpitaux. Peut-être aurons-nous à cœur de voir à l’œuvre les héros de la crise sanitaire, visages réels en témoignage, ou silhouettes improbables calfeutrées sous des carapaces protectrices. Aurons-nous aussi le courage d’aller encore au-delà et de vérifier, en citoyens cohérents, qu’après la crise les soignants seront enfin l’objet d’autre chose que d’un mépris bienveillant de la part des gouvernants ? Que le déjà fameux plan d’investissement ira soulager les professionnels du soin dans leurs batailles quotidiennes, et n’ira pas gonfler les poches déjà pleines des multinationales de la santé ?
C’est ce que nous leur devrons quand nous serons tous retournés à nos affaires. Car ils semblent nous dire, comme Albert Camus dans la Peste : «Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme.»
Lien vers l’article originale in Libération: https://www.liberation.fr/debats/2020/03/30/applaudir-et-apres_1783571