Le mouvement des « gilets jaunes », dépeint comme désorganisé, hétéroclite, voire radicalisé, a étonné par sa longévité. À l’approche de son premier anniversaire, le 17 novembre, de nombreux collectifs continuent pourtant de se réunir et de s’organiser lors d’assemblées locales régulières malgré les difficultés rencontrées tout au long de l’année.
Car pour beaucoup, le gilet jaune représente toujours un symbole d’engagement citoyen.
Routine jaune
« Si tu te déplaces pas sur les ronds-points, tu te déplaces pas dans les manifs, que tu rencontres pas les gens, bah t’as pas l’info et tu crois que, bah les gilets jaunes sont morts, que les gilets jaunes n’ont pas de revendications, ont perdu leurs revendications. Non, elles ont pas changé, elles sont là. » (Stéphanie)
Même s’il est moins présent aujourd’hui, le gilet jaune n’a pas disparu de la circulation, loin s’en faut. L’engagement dans le mouvement a souvent dépassé le cadre de la manifestation, de l’occupation du rond-point ou de la levée de barrières de péages, comme j’ai pu le constater dans le cadre de mon ethnographie de la mobilisation à l’échelle de la région lyonnaise. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un participant me dise n’avoir rien eu le temps de faire d’autre cette année.
Pour celles et ceux encore présents dans les rassemblements, une certaine routine s’est donc installée avec le temps. C’est ce que Margot avait qualifié d’« une hygiène du militantisme » lors de notre entretien cet été.
Les opérations, les tractages, les maraudes… sont tant d’activités qui structurent les journées de l’« activisme jaune ». Lors d’une assemblée de ce début d’année scolaire, Étienne s’exclamait notamment au sujet des journées du samedi moins intenses que lors des premiers mois :
« J’veux qu’on reprenne un rythme 9h-21h. Un mi-temps de 12h quoi. L’objectif c’est de montrer qu’on est toujours là. »
Outre les actions sur le terrain, le quotidien de chacun a également vite été rythmé par des moments de réflexions et d’expérimentations autour de la démocratie directe dans les assemblées hebdomadaires et lors de la participation à des conférences et débats. Entre conseils de lecture, découverte du monde du militantisme ou apprentissage de la confection de banderoles, beaucoup soulignent n’avoir jamais autant appris que dans le cadre de la mobilisation.
À l’épreuve d’un an de combat
« Y’en a qui sont contre maintenant qu’on porte le gilet […]. Je dis pas qu’ils ont tort. Parce qu’après tout, on a été trop aussi stigmatisé […] » (Julien)
Au cours de cette année de combat, porter le gilet jaune n’a pourtant pas toujours été facile. La baisse de la mobilisation vient parfois écorner la cohésion et fait éclore des moments de tension en interne. De nombreux débats, notamment liés aux modalités d’actions, taraudent les assemblées : faut-il déclarer les cortèges ? La convergence avec d’autres organisations permet-elle plus d’efficacité et qu’implique-t-elle concrètement ?
Comment regagner l’opinion publique ?
Car avec la couverture médiatique des grandes chaînes de télévision insistant sur la violence en manifestation, le gilet jaune a pris une tout autre symbolique pour les personnes extérieures au mouvement et n’a pas forcément toujours la cote.
Dans certains cas, il constitue même un repoussoir à la collaboration inter-luttes, par exemple lors de quelques marches pour le climat notamment début janvier 2019. Plusieurs gilets jaunes ne s’y sont notamment pas estimés bienvenus, se sentant rejetés au sein du cortège ou ayant l’impression d’être invités par les organisations écologistes « pour faire le nombre » plus que par réelle connivence avec leurs revendications.
Symboliquement, beaucoup se sentent stigmatisés et doivent naviguer entre les a priori de leur entourage et des passants. Au sein du collectif, la culture du sacrifice encourage les participants à tout donner pour la cause voire à se fixer des objectifs difficilement atteignables, quitte à mettre entre parenthèses leur santé, leurs relations familiales et amicales ou leur travail. L’épuisement lié au surinvestissement dans le combat est donc fréquent et il n’est pas rare que certains finissent par choisir de se détacher des activités des gilets jaunes au moins pour quelque temps.
Jaunir les habitudes du quotidien
« Arrive une info qui me révolte et je suis obligé, j’la fais passer, j’la partage. Je suis gilet jaune parce que je suis un indigné. » (Thierry)
S’éloigner du mouvement ne veut toutefois pas pour autant dire baisser les bras. Les pratiques d’engagement développées au cours de cette année de mobilisation sont restées prégnantes dans les habitudes dans la vie de tous les jours, même pour celles et ceux qui ont rangé le gilet jaune au placard.
« Être un gilet », c’est avant tout un état d’esprit. Bien souvent, les activités à première vue banales du quotidien prennent elles aussi une teinte politique : aller au marché plutôt qu’au supermarché pour Anaïs, créer des réseaux d’entraide pour la garde des enfants pour Michel ou ne plus commander sur Amazon pour Frédéric.
Pour ce qui est des questions médiatiques, chacun continue de tendre l’oreille lors des annonces de grève ou de certaines actualités polémiques tout en essayant au mieux de privilégier les médias alternatifs.
Ainsi, Francine a pris ses distances avec les manifestations mais s’informe toujours activement via des sites d’informations indépendants. Elle me décrit aussi les nouvelles plates-formes qu’elle a découvertes dans le cadre des gilets jaunes :
« Je suis allée écouter tout ce qui existait sur ThinkerView. […] Ça permet des échanges, on est ouvert, à l’écoute des réflexions. »
Pour elle, il ne s’agit pas seulement de rester au courant, mais aussi de s’acculturer à d’autres points de vue, une démarche qu’elle juge essentielle pour ses rencontres et interactions de tous les jours.
Le gilet, précurseur d’un changement de vie
« Le militantisme, maintenant je ne l’abandonnerai pas. Ca pourra passer par d’autres biais […]. Je sais pas si ça prendra une forme politique, associative, mais là pour le coup, j’ai mis le doigt dans l’engrenage. Un an comme ça, à essayer de changer les choses, tu retournes pas chez toi à rebouffer des infos sur TF1 et à te dire « on verra bien ». » (Florence)
Pour plusieurs, la vague jaune est allée jusqu’à modifier leurs trajectoires de vie. À l’image de Maxime Nicolle, certains ont choisi de changer de travail pour trouver plus de cohérence entre leur environnement professionnel et leurs valeurs.
C’est par exemple le cas de Marie, travaillant dans le tourisme d’affaires, qui a choisi cet été de démissionner pour trouver un emploi plus en adéquation avec ses idées. Dans d’autres circonstances, comme pour Florence, les gilets jaunes ont constitué une sorte d’électrochoc à l’échelle personnelle. Sa participation croissante dans le mouvement a notamment été le déclencheur d’un changement de vie conséquent puisqu’elle a décidé de quitter son conjoint.
Aujourd’hui, elle reste très active au sein des « gilets jaunes » mais s’interroge déjà sur les formes que prendra son futur engagement. Il lui est devenu inconcevable de revenir à une vie sans militantisme. Elle n’est pas seule à avoir ce sentiment, comme en témoigne le parcours de quelques gilets jaunes qui ont choisi de se présenter aux élections auprès d’un parti ou sous une liste citoyenne.
Les trajectoires de vie et pratiques décrites ci-dessus sont évidemment toutes personnelles et ne sauraient refléter l’ensemble de la mobilisation, d’autant plus en raison de la nature protéiforme de cette dernière. Elles n’en demeurent pas moins de précieux témoignages du rôle qu’a joué la mobilisation des gilets jaunes pour de nombreux individus.
S’il est difficile de se prononcer aujourd’hui sur l’avenir du mouvement, il est clair que le gilet, lui, aura marqué des vies et continuera de structurer les futurs engagements de nombre de ses participants.
Il sera toujours là, quelque part, « porté dans le cœur », prêt à être ressorti le moment voulu.