“Lorsque les philosophes se penchent sur la question de savoir ce qui distingue l’homme de l’animal, certains soulignent le rôle cardinal de la main et de son pouce opposable, d’autres comme Aristote présentent le rire comme le symbole distinctif du genre humain.

Dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Jean‑Jacques Rousseau préfère quant à lui insister sur le libre arbitre et donc sur la capacité de l’homme à s’écarter de la règle qui lui est prescrite. Dès lors, « la nature commande à tout animal et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ».

Plus près de nous, les théoriciens allemands Karl Marx et Friedrich Engels ont fait du travail l’élément le plus distinctif du genre humain. Voici ce qu’ils écrivent dans l’Idéologie allemande :

« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. »

C’est donc par son travail, en produisant ses propres moyens d’existence que l’homme se transforme lui-même et s’arrache aux conditions naturelles. Par conséquent, le travail serait le meilleur moyen pour l’homme de rompre avec le règne animal.

Des analogies lourdes de sens

Cependant, ce processus n’est pas irrévocable. En effet, lorsque le travail perd de son humanité en devenant aliénant, la sémantique animalière fait son grand retour.

Dans le cadre d’un travail de recherche en cours sur la façon dont les jeunes diplômés font face aux situations absurdes en entreprise, le champ lexical du monde animal a émergé au cours des entretiens.

Complètement désemparés, certains jeunes diplômés ont multiplié les références animalières pour exprimer leur expérience vécue du travail. Pour Jules, il fallait toujours « travailler avec des deadlines (échéances) comme un bœuf » tandis que la boss de Mélanie « considérait les stagiaires soit comme inexistants, soit comme ses chiens ». De son point de vue, elle était devenue « le chien de toute la boîte ».

En faisant appel à un réservoir d’images familières, ces références parlent d’elles-mêmes. En effet, il est facile de saisir l’analogie entre la besogne harassante et la bête de somme qu’est le bœuf et le rapport qu’il y a entre l’absence de considération et le chien recroquevillé, invisible et tapi dans un coin.

Bref, que nous disent toutes ces analogies sur les rapports qu’entretiennent l’humanité et l’animalité autour de la question du travail ?

Faut-il voir l’entreprise comme une ménagerie ?

Dans sa Critique de la condition managériale, le philosophe Ghislain Deslandes propose de revenir sur les différentes filiations du mot « management ».

« Une première recherche étymologique autour du management nous conduit aux mots français mesnagement et manège, qui proviennent eux-mêmes du terme italien maneggiare (conduire), lié quant à lui au terme latin manus (main) ».

Si on en croit l’étymologie, le bon manager, c’est donc celui qui a une bonne main, qui est apte à conduire et à piloter avec agilité. Invité en 2015 dans l’émission Philosophie sur Arte, Ghislain Deslandes est revenu sur les évolutions du mot « management » en rappelant que le terme apparaît dans la langue française avec le vocable de « ménagerie ».

En effet, l’oikonomía des philosophes Xénophon et Aristote, cette loi du foyer est traduite par l’écrivain Étienne de La Boétie par la « ménagerie » avec une préface de Montaigne. Ce lien de parenté entre management et ménagerie est aussi étrange qu’intrigant.

La ménagerie, c’est ce lieu où sont rassemblés des animaux rares, soit pour l’étude, soit pour la présentation au public. Est-ce à dire que l’entreprise serait une ménagerie dans laquelle les salariés seraient semblables à des troupeaux d’animaux ?

C’est en tout cas ce que laisse penser Charlie Chaplin dans son film Les Temps Modernes. En effet, sa vision du taylorisme passe par une analogie entre humanité et animalité.

Quand déshumanisation rime avec animalisation

Le film Les Temps Modernes s’ouvre sur l’image d’un troupeau de moutons qui est ensuite transformé en horde de chapeaux qui sortent d’une bouche de métro, c’est-à-dire en ouvriers affublés de couvre-chefs qui se rendent à l’usine. La métaphore est d’une clarté évidente : les ouvriers sont assimilés à du bétail.

Générique du film Les Temps Modernes réalisé par Charlie Chaplin (United Artists, 1936).

Dès lors, le film devient un pamphlet féroce contre le taylorisme et la déshumanisation du travail. Chaplin s’oppose frontalement à l’idée qu’un individu puisse être réduit au geste répétitif qu’il accomplit toute la journée. Ces ouvriers qui convergent vers l’usine ne s’interrogent plus sur leur propre destinée.

Ainsi, le retour au stade animal passe par la négation de tout libre arbitre qui caractérise l’humanité selon Rousseau. Les ouvriers deviennent prisonniers de leur condition, incapables de prendre la moindre distance avec leur activité professionnelle.

Par conséquent, le management peut chercher à libérer du temps pour assurer aux ouvriers des temps de loisir, mais il peut également être un asservissement dans la mesure où le temps gagné sur l’activité productive est réinvesti dans une autre activité productive sans fin, dans une sorte de cercle vicieux.

Le film de Chaplin illustre à merveille cette deuxième option : le management de l’usine n’est rien d’autre qu’un art d’augmenter les cadences.

Plus récemment, le sociologue David Courpasson a relancé l’analogie animalière en présentant les rapports sociaux au travail comme des actes de cannibalisme.

Sous la plume de Courpasson, les salariés deviennent des cannibales en costume qui n’attendent qu’une seule chose : pouvoir se dévorer entre eux comme des animaux.

Reconquérir son humanité

Si on revient aux premières images des Temps Modernes, il faut d’emblée remarquer la présence d’un mouton noir au milieu de tous les moutons blancs qui se ruent les uns contre les autres. Ce mouton noir qui détonne dans le paysage uniforme, c’est Charlot au milieu des autres ouvriers.

Ce héros, noirci par les saletés de l’usine, est différent des autres : un peu rêveur, pas très travailleur, il n’arrive pas à s’insérer dans cette entreprise qui mise sur l’accélération des cadences pour accroître sa productivité.

En somme, cet élément perturbateur qu’incarne Charlot est déjà contenu en germe dans les premières images du film avec ce mouton noir, symbole d’une différence assumée et d’un destin d’ilote déjà tout tracé.

On retrouve cette attitude à contre-courant de la société utilitariste chez Sébastien, l’anti-héros du film Libre et assoupi qui n’a qu’une seule ambition dans la vie : ne rien faire.

Collectionnant les diplômes sans vraiment vouloir rentrer dans la vie professionnelle, il est à rebours des jeunes actifs de son âge qui enchaînent les stages et les petits boulots.

Son attitude est mise en scène à plusieurs reprises lorsqu’il se distingue en marchant à contre-courant de la masse grouillante des cadres en costumes gris qui partent travailler. Sébastien, c’est le petit mouton noir du début des Temps Modernes qui ne suit pas la meute et en appelle à une « éthique du déraillement ».

Sébastien marche à contre-courant dans le film Libre et assoupi réalisé par Benjamin Guedj. Gaumont, 2014

La stratégie de Charlot et de Sébastien pour ne pas vivre à genoux ou à quatre pattes passe par une reconquête de leur subjectivité et par l’affirmation de leur volonté individuelle.

Ils tentent alors de réintroduire leur propre désir dans la mécanique organisationnelle. Soit la mécanique se grippe et c’est l’emballement ou la catastrophe, c’est Charlot qui finit par avaler les boulons de l’usine. Soit la mécanique rejette et c’est la mise au rebut, c’est Sébastien qui est exclu du monde professionnel et qui vit comme un excentrique.

Qu’il s’agisse de Charlot ou de Sébastien, ils souhaitent tous les deux cultiver leur différence afin d’exercer leur réflexivité. En quête d’autonomie, les deux protagonistes cherchent à remettre en cause leurs propres conditions d’existence.

Par leurs attitudes extravagantes, ils sortent du cadre, dérangent et déstabilisent les organisations. On voit ici à quel point les exemples littéraires, philosophiques ou cinématographiques permettent de prendre du recul et de questionner les pratiques en vigueur.

Et si finalement la reconquête de sa propre humanité passait par les humanités ? C’est en tout cas ce que propose l’économiste et professeur émérite à Stanford, James March.

En effet, ce professeur a marqué des générations d’étudiants en délaissant les classiques « études de cas » pour travailler à partir d’œuvres littéraires comme Guerre et Paix ou Don Quichotte. Penser le monde du travail sur d’autres modèles que les schémas gestionnaires est une façon parmi d’autres d’ouvrir des possibles. Ce sont les conditions d’une éthique professionnelle qui sont en jeu”.

David Courpasson

Article réalisé sous la supervision de Ghislain Deslandes, philosophe et professeur à ESCP Business School.

Lien vers article original in The Conversation: https://theconversation.com/travailler-comme-un-chien-de-la-menagerie-au-management-139688